Note d’écoute :
« LA NATION » de DEBORDO LEEKUNFA.
Mon habitude
de mélomane me conduit à une chanson : « LA NATION » de DEBORDO
LEEKUNFA qui chante en général en Eburnie, et fait danser au rythme du "coupé-décalé". Je veux comprendre le contexte
de l’inspiration de l’artiste ; le contenu de sa chanson. Voilà les deux
parties qui vont structurer mon argument selon lequel : la nation est une
entité à bâtir ensemble. Une question délicate : chante-t-il pour la Côte d'Ivoire? De quelle nation s'agit-il? Il est difficile de le savoir; sans doute que son propos certes contextuel a valeur d'interpellation des hommes et des femmes de son temps. Notre méditation sur le contexte d'éclosion de son propos, nous le situons au pays de l'Ivoire.
Le contexte
proche de composition de la chanson
Parue aux
environs de 2011 (du moins, si l’on juge de son post sur le site de
divertissement
https://www.youtube.com/watch?v=_Km4Iq6dAto) la chanson,
« LA NATION » du musicien DEBORDO LEEKUNFA est contemporaine des
troubles politiques d'Eburnie.
Ce pays a connu le coup d’état, la Rébellion des Forces du Nouveau, les événements post-électoraux de
2011 qui virent plusieurs morts pour cause de querelle autour de la personne
qui a gagné les élections présidentielles : « ---- »
ou « ---».
C’est la
preuve que le citoyen DEBORDO LEEKUNFA, qui joue de la musique n’est pas
indemne de ce contexte qui motive son inspiration immédiate. Il est remarquable
que l’acte citoyen se pose non seulement en une critique des politiques
mortifères mais ramène à la conscience du vivre-ensemble dans un même espace
dénommé la nation.
Certes l’étymologie
du mot « nation » dans le contexte eburnien a vu l’éclosion du mot « éburnité »
qui est une excroissance interprétative du fait d’être né de Père et de Mère
éburnien. Le critère de naissance d’originaires de la nation est donc ce
vecteur d’exclusion pour qui veut postuler aux charges présidentielles. C’est
un débat qui est dangereux qu’il faut interroger philosophiquement afin d’éviter
de telles dérives d’appartenances.
Si tel est le
contexte polémique de production de cette musique, comment comprendre l’intention
de l’artiste ? Et quels développements critiques pouvons-nous émettre sur
la base des paroles dudit chant ?
La structure de la
chanson
Le chant se
compose d’une ouverture, d’un corps et d’une sortie. Que nous dit le texte ?
L’ouverture
L’ouverture ou
l’introduction est une parole sur fond musical d’invocation priante ; on y
entend, « bolingo, ya solo » (l’amour vrai traduit du Lingala);
en arrière plan du texte, l’âme du mélomane est transportée par un air
spirituel qui l’accueille par le souffle infusé des instruments. Qu’est ce qui
justifie cet élan spirituel ? Est-ce un appel à l’amour ; un appel à
s’aimer les uns les autres ? L’interprétation sera examinée au fil du
corps du texte. Est-ce une manière d’exorciser les démons de la division qui
hantaient son pays ? Est-ce pour appeler Dieu au secours de l’humanité qui
se déchire ? Est-ce une supplication mélodieuse adressée au Père de tous
les humains ? L’interprétation plausible qui écarte la référence au divin
est toutefois reprise par les harmoniques d’amour qu’inspire cette
introduction. Elle peut être interprétée comme une prière d’introduction sous
forme de supplique, pourrait se lire
comme un appel à Dieu ; cette ouverture
a les airs d’une invocation qui veut apaiser.
Le développement
du texte de la chanson
Je m’appelle « au
pas la nation »
« Désormais
je m’appelle OPA LA NATION, tu le sais ;
ALORS, mon
devoir c’est de mettre la NATION, OPA »
Cette séquence
phraséologique est la marque d’une
personne qui se lève et se soulève contre sa propre inertie. L’adverbe « désormais »
qui précède la position de soi comme « JE » est à la fois une rupture
et un nouvel élan. C’est un réveil brutal comme après une nuit cauchemardesque ;
l’artiste invite à s’interroger ; avant qui était-il ? Quel était son
statut au sein de la société d’Eburnie ? La nomination de « soi »
est posée à la première personne du
singulier : « JE ». La précédence de la nomination de soi qui
est suivie par la nouvelle détermination est une rupture entre le désordre et l’ordre.
Je me nomme « au pas la nation » signifie la décision de se poser
comme un maître qui redresse ce qui est courbé.
Remettre les choses dans leur vrai ordre ; et dans leur vraie
finalité. La notion de « nation » qui est usitée est celle d’un
ensemble géographique qui comprend des personnes nées au sein du même
territoire. L’artiste est en cela fidèle aux définitions de ce qu’est la nation
disponible en philosophie politique ou en sciences politiques. Nous y sommes nés, et nous vivons. En cela,
il rejoint la définition du dictionnaire le Petit
Robert, qui fait de la Nation « un groupe humain constituant une
communauté politique, établie sur un territoire et personnifié par une autorité
souveraine ». Certes, comme mentionné dans le contexte d’éclosion de son
chant, il sied de s’interroger si réellement la Côte d’Ivoire représente une « communauté
politique », un ensemble de citoyens réunis au sein du même territoire. Nous ne reviendrons pas sur le questionnement
que la notion de nation connut dans les développements des sciences politiques
et de la philosophie politique occidentale.
Nous nous concentrons plutôt sur l’usage qu’est fait par l’artiste dans
cette musique qui interpelle.
Comment va-t-il
redresser la nation ? S’il se dénomme désormais « AU PAS LA NATION »,
il casse l’inertie par une prise de parole responsable. Il est un sujet d’imputation
morale qui assume ses propres paroles ; ses capacités pensantes s’orientent
dès lors, vers une contestation qui a pour mot phrase et mot motivant : « je
dis non » qui reviendra tout au long de la chanson. Ce pouvoir de dire « non »
que l’artiste pose est situable dans la tradition de philosophie critique qui
est une véritable contestation par la force de la critique.
La réflexion
critique est l’une des possibilités de l’être humain. C’est réaliser sa vocation
humaine que d’habiter le questionnement qui pèse et évalue les situations
humaines. Critiquer c’est donc émettre un jugement ; c’est venir à la
racine des choses et les évaluer sérieusement. Réfléchir, selon le mot de
Hannah Arendt, « cela veut toujours [dire] penser
de manière critique ; et réfléchir de manière critique, cela signifie que
chaque pensée sape en fait ce qu’il y a
de règle rigide et de conviction générale ; » en cela, l’artiste
rejoint la sphère critique de la vie sociopolitique. Il pense. Il conteste. Il examine
de manière critique son propre contexte, sa propre nation. C’est pourquoi sa prise de position est un
énoncé qui secoue les dérives des politiciens.
Je dis non aux
politiques de division
Le propos
critique de l’artiste s’adresse aux dirigeants politiques. Il ouvre son propos
par une supplication qui marque aussi un dépit « é, Dieu », est ce
qui entendu en Eburnie quand une personne est dépassée par un événement et qu’elle
souhaite en retour la voir s’améliorer. L’exclamation « é Dieu » est
donc une prière, un appel à faire autrement les choses. C’est prendre le
créateur à témoin devant les égarements des faux leaders. L’artiste est respectueux
de ses dirigeants ; c’est pourquoi il énonce des propos incisifs à leur
endroit. Soucieux de toucher le cœur des
dirigeants, il emploie le mot affectif de « papas » ; les
dirigeants politiques pour DEBORDO LEEKUNFA sont la figure du papa qui est
rappelé à son devoir de protection, de sécurité et d’aide à faire grandir la maisonnée.
L’on comprend mieux pourquoi, il emploie dans la suite du chant, la métaphore
de la Nation comme une famille. Les liens de la nation s’inspirent de la
famille dans la mesure où ils se reçoivent du même héritage à la fois
biologique et spirituel, culturel et humain. La famille connait ses tensions,
ses déchirures mais il importe de se mettre au dessus et de recoudre le tissu
fraternel distendu par une incompréhension. « La famille, rien que la
famille ». Par l’appel au sentiment familial, l’artiste est peut être dans
le registre affectif ; mais il lui revient néanmoins d’interpeller la
famille par des questions adressées aux responsables.
Que demande-t-il
aux dirigeants ? Sa volonté de mettre la nation au pas est une
interpellation à éviter les politiques de violence. Quels sont ces dirigeants
qui sont si radicaux qu’ils décident de s’entretuer et de tuer les innocents ?
Cette interpellation est grosse des morts inutiles que l’ambition politique a
causée. Une telle pratique est la partie la plus abjecte de la politique qui se
confond dès lors à la transgression des interdits de voler et de tuer. L’artiste
a contrario invite les dirigeants à se distinguer par le respect de l’injonction
éthique : « tu ne tueras point ». Le visage d’autrui (E. LEVIANS) qui se
présente devant le bourreau est une supplication ; un renvoi à l’humanité
en lui et chez lui. C’est le retour à la question de Dieu à Caïn : « Qu’as-tu
fait de ton frère ? » ; « suis-je le gardien de mon frère ? »
Oui, tu es le gardien de ton frère qui te regarde et te dit qu’il veut vivre.
L’artiste, en
plus de cet appel à la morale de la responsabilité politique, nous oriente
également à observer le domaine des pulsions mortifères et mortelles. Il est
possible d’interpréter son mot « Arrêtons tout ça » dans le sens d’un
questionnement des pratiques thanatocratiques.
C’est l’insistance à questionner tout ce qui dans la société tue et anéantit l’autre,
soit par rapport à ses opinions politiques ou religieuses. Quels sont ces
citoyens qui veulent se détruire et coïncider avec les forces de violence qu’ils
portent en eux ou en elles ? Par ce retour à ce qui anéantit, il est
possible de revenir au mythe égyptien d’Isis et d’Osiris qu’affronte le couple Seth
et Nephtys. Le monde est ainsi divisé entre des forces de vie et des forces de
mort qui s’opposent dans le cœur humain et dans la réalité. Mais il ne s’arrête pas en si bon chemin ;
il propose de quitter le « ça » dans l’inteprétation freudienne de pulsion
mortelle dans l’une de ses dimensions.
Pour des politiques
du dialogue
Comment dépasser
les politiques de division ; ne faut-il pas s’asseoir et discuter ?
Tel est le pas constructif de la chanson. « Pardonnez, asseyez-vous
discutez ». DEBORDO LEEKUNFA insiste sur des dimensions de la politique
comme espace dialogual entre des partenaires sociaux. Il appelle les dirigeants
à avoir la culture du dialogue constructif. Les normes de cette construction
passent par l’inscription à se regarder, à cause et à discuter autour de l’arbre
à palabres. Convoquer ainsi toutes les franges de la population au dialogue
constructif requiert que chacun abandonne sa position et accepte la vertu du
pardon.
Que signifier
dialoguer ?
Pour aller
plus loin, mettons DEBORDO LEEKUNFA en transversale avec les pensées de Fabien
Eboussi Boulaga et Eric Weil. Il est possible de comprendre son propos « asseyez-vous
discuter » dans le sens de la palabre et de la discussion.
La
palabre est convoquée pour résoudre des différends ; les membres du clan
sont invités pour prendre part aux assises et à chacun est donnée la parole.
Les protagonistes du conflit montrent déjà qu’ils veulent résoudre le conflit.
La participation des uns et des autres est collégiale et marque la ratification
de tous aux conclusions des assises. La place du chef bien que prépondérante
n’implique pas qu’il faille infléchir sur les décisions à prendre ; ce
sont les anciens qui président ; ils délibèrent ; en fonction de leur
âge, il leur est interdit des positions partisanes. La confrontation entre les deux parties est
totale, elle donne à connaître les sources du conflit, c’est à l’assistance de montrer les torts, en
recourant au contre interrogatoire ; le jeu de la réciprocité dans les échanges
sera-t-il respecté ? Peut-on
employer l’éthique de l’harmonie de la palabre dans les institutions politiques
et démocratiques ? Par contre, pour Éric Weil, la discussion est le socle
de l’État constitutionnel car il s’agit désormais d’un échange humain ou
la parole est échangée par une éthique de la discussion. Il suffit de fixer des
règles de procédures en vue du bien commun. Le bien en lui-même devient sujet
de la discussion qui peut s’appliquer au droit et à l’interprétation de la
tradition. La communauté devient ainsi structurée par le langage. Elle peut
chercher la vérité dans la discussion aristotélicienne. En fait, dans la
discussion, l’homme peut opter pour la vertu. La discussion peut également se
démocratiser dans les institutions.
La conclusion
L’artiste sait bien
que ses propos vont choquer son auditoire ; et, pour finir, il salue
révérencieusement son auditoire par un galimatias que lui seul comprend. La
chanson s’achève donc par le fait de s’excuser les sensibilités et les
mauvaises habitudes. Son mérite c’est d’avoir pensé de manière critique. La pensée
critique qui secoue les chemins connus de médiocrité implique de s’installer
dans l’inconfort de la pensée questionnante.
Tout compte
fait, le texte est un mélange de
langues africaines et d’onomatopées qui appartiennent à l’animation musicale
des DJ. L’un des paroles intéressantes est celle celle où il dit « a lobi
kitoko » (il a bien parlé). Concluons par les mots de l’artiste qui nous a
conduits à travers une méditation sur le sens de la « nation ». « Les politiques divisent ma nation, je
dis non ; les politiques veulent détruire mon pays, je dis non ; faut
pas la nation que je suis, je dis non »
« Pardonnez, asseyez-vous discutez »
« La famille, rien que la famille »
Merci l’artiste !
mais prochainement, fais moins d’ATALAKOU des sportifs ; je te taquine
car, ce sont sans doute tes sponsors majeurs. Mais peut être "y'a même pas l'homme", comme tu le dis. Clin d’œil.
Akono
François-Xavier.